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Le choc de la Covid au printemps avait fait voler en éclats les plans stratégiques, et les entreprises sont lancées aujourd’hui dans une mise à jour de ceux-ci à marche forcée pour pouvoir redémarrer. La nécessité d’avoir une stratégie claire en ces temps incertains fait en effet partie des modèles mentaux dominants du monde du management. Après tout, face à l’incertitude, il faut un cap clair pour les équipes, non? Il faut une vision! Il faut une stratégie! Eh bien non, pas vraiment; en tout cas ça dépend de ce qu’on appelle « stratégie ».

En 1996, Apple est exsangue. L’entreprise n’est plus que l’ombre d’elle-même. Incapable de sortir des produits innovants, et avec une part de marché réduite à peau de chagrin, elle tente un dernier coup de poker en rachetant Next, une entreprise créée par Steve Jobs, co-fondateur… d’Apple vingt ans plus tôt et viré sans ménagement en 1986. C’est donc le retour du fils prodigue. Le jeu favori de la Silicon Valley à l’époque, c’est jouer au stratège et deviner quelle sera la stratégie de Jobs pour relancer Apple. Les articles de presse se multiplient (nous sommes avant Twitter et les réseaux sociaux) avec de doctes experts qui y vont de leur avis sur tel ou tel marché qu’Apple devrait « disrupter » ou sur la stratégie d’innovation que l’entreprise devrait développer. Jobs déjoue tous leurs pronostics.

La stratégie est souvent définie en termes de marchés: la première définition que l’on m’a apprise lorsque je suis devenu (brièvement) consultant en stratégie, c’est « Choisir où l’on se positionne et comment on se positionne. » Le problème avec cette définition c’est qu’elle ignore l’organisation pour ne parler que de marché et de positionnement. Le chercheur en stratégie Richard Rumelt en propose une autre, que je trouve beaucoup plus intéressante: « La stratégie consiste à identifier votre défi fondamental et à définir un ensemble de politique et d’actions pour le résoudre. »

Fin 1996, le défi fondamental d’Apple est financier: il lui reste trois mois de trésorerie, il faut donc trouver du cash. C’est ce que Jobs fait en signant un accord avec Microsoft, son concurrent. Tout le monde est scandalisé, les stratèges ricanent, mais désormais Apple a de l’argent et regagne de la crédibilité. Le défi fondamental d’Apple est désormais de relancer ses ventes. La stratégie de Jobs se ramène à faire avec ce qu’il a, c’est à dire pas grand-chose car sa R&D est exsangue. Il bricole comme il peut un Mac vert fluo dans un format sympa. Les stratèges ricanent, mais le succès commercial est là. Les ventes repartent, au moins chez les fans de la marque; personne ne donne cher de sa peau, mais sa base solidifiée, Jobs peut passer au défi fondamental suivant.

99% des problèmes d’une organisation sont opérationnels et humains

Rumelt interroge Jobs à cette époque. Apple semble tiré d’affaire et il presse ce dernier: « Quelle est votre stratégie? » Réponse: « Je vais attendre la prochaine vague (the next big thing). » Attendre? Comme stratégie? Alors qu’on nous a toujours expliqué que la stratégie c’est le triomphe de la volonté du dirigeant visionnaire, maître et possesseur de la nature? Incompréhensible. Mais ça marche! En partie par hasard, Apple se lance dans la musique et développe l’iPod, un lecteur MP3 qui, malgré le scepticisme des experts et des stratèges, connaîtra un grand succès et marquera la véritable renaissance de la marque. Rien de tout cela n’était prévisible, ni prévu, en 1997.

Non seulement la « stratégie », définie en termes de vision claire sur ce que nous devons faire et où nous devons aller, n’est pas toujours nécessaire, mais elle peut être contre-productive. Bien souvent, elle correspond à un verbiage politiquement correct et suffisamment général pour que tout le monde y trouve son compte, et elle constitue une distraction de l’équipe dirigeante qui passe plus de temps à mettre au point ce verbiage en faisant perdre du temps à ses équipes (« Il nous faut les 250 slides pour lundi! ») qu’à faire son travail.

Ainsi, ce grand distributeur se répand dans la presse pour parler de « transition alimentaire » et de « stratégie du mieux manger » alors que plusieurs de mes produits favoris y sont régulièrement en rupture de stock et que son drive est toujours dysfonctionnel sept mois après le début du confinement. La stratégie c’est d’abord de bien faire son travail. 99% des problèmes d’une organisation sont opérationnels et humains. Faites d’abord votre travail, et s’il reste du temps et un peu de cognac, vous pourrez faire de la stratégie, ou ce que l’on appelle couramment « stratégie » chez les cartésiens en costume. Chez eux, la stratégie, c’est regarder le sommet. En réalité, la stratégie, c’est regarder le tout.

Éloignement de la réalité

Comme toujours, un comportement récurrent apparemment incompréhensible est le produit d’un modèle mental. Ici, c’est celui qui sépare le domaine, noble, de la pensée de celui, subalterne, de l’action. Dans ce modèle, l’organisation est vue comme une machine qui exécute les ordres donnés par un conducteur et tout repose sur la capacité de de dernier à donner les bons ordres, c’est à dire à avoir les bonnes idées, la « bonne stratégie ». Pour A, appuyer sur le bouton numéro 1, pour B sur le bouton numéro 2, etc. Ce modèle induit un mépris pour la réalité sensible, c’est-à-dire pour la vie de l’organisation qui est vue sous le seul angle « opérationnel ».

Ainsi, ce nouveau dirigeant d’une grosse PME en difficulté me disait récemment: « Pendant longtemps, le Codir considérait les problèmes opérationnels comme subalternes et refusait de s’y intéresser. » Les responsables opérationnels des fonctions problématiques se succédaient, chaque nouvel arrivant était présenté comme le sauveur tandis que son prédécesseur était voué aux gémonies, et les problèmes « purement opérationnels » (donc pas importants) persistaient pendant que le Codir continuait à faire de la « stratégie » (c’est à dire à déplacer des pions sur des cases). Ce qui était considéré comme « purement opérationnel », et donc subalterne, c’était ce qui concernait les points d’interface avec les clients… Le méchant petit secret de la stratégie ainsi conçue, c’est qu’elle amène les dirigeants à vivre dans un idéal et à s’éloigner de la réalité de leurs clients et de ceux de leurs collaborateurs qui sont en face des clients, bien qu’ils n’aient que le mot « orientation client » à la bouche.

Là encore, l’approche de Steve Jobs est très différente. Dans un discours fameux, il évoque la situation d’Apple. Nous sommes au printemps 1997, après que ses premières décisions ont sauvé l’entreprise, du moins pour l’instant. Voici ce qu’il déclare: « Nous avons maintenant les bonnes personnes en place pour exécuter notre stratégie fondamentale, qui est de faire de très bons produits. » C’est à peu près tout ce qu’il dira de la stratégie, ajoutant qu’il existe des « trous géants » sur le marché qu’Apple peut combler avec succès. Ainsi donc sa stratégie, c’est de mettre les bonnes personnes dans les positions-clés. Sa stratégie, ce sont les hommes et les opérations. Quels sont ces trous géants qu’il identifie, lui demande-t-on plus tard? Il se lance sans grande conviction dans un long exposé sur le stockage à distance qui ne convainc guère. Vision? Bof, bof. Mais ce n’est pas grave, il n’y croit pas vraiment lui-même et ce n’est pas comme ça qu’il fonctionne; Rappelons-nous: attendre la bonne vague et faire avec. Le « trou géant » qui émergera, ce sera en fait la musique, totalement inattendu.

Quand il arrive chez Apple et change tous les responsables opérationnels, il ne le fait pas pour ensuite aller penser seul; il le fait en étant étroitement impliqué dans leur action. Il y a donc imbrication très étroite entre la pensée et l’action. On a beaucoup dit qu’il avait une obsession pour le détail de ses produits, mais ce n’est pas exact. Il avait une obsession pour le détail de tout, et en particulier pour le fonctionnement de l’organisation, qui était sa matière première. Il avait compris depuis longtemps qu’on ne fait pas de grand produit sans une grande organisation; ce qu’il crée, ce ne sont pas de nouveaux produits géniaux, c’est un système qui va générer de la nouveauté de façon efficace. La pensée et l’action, la stratégie et la mise en œuvre, l’interne et l’externe, le produit et la chaîne de fabrication, il nie toutes ces dualités mortifères qui enferment tant d’entreprises dont les managers qui se croient rationnels.

Comme Béatrice Rousset et moi le soulignons dans notre ouvrage Stratégie modèle mental, dans une situation de très forte incertitude et de changement profond et brusque, ce qui est stratégique, c’est à dire important, c’est la connexion avec la réalité changeante; cela n’est possible qu’en remettant en cause le modèle mental cartésien. Cela signifie, bien-sûr, une réflexion sur les changements profonds de l’environnement mais cela signifie aussi et peut-être surtout, une attention profonde et sincère pour ce que, par défaut, nous appelons opérationnel, mais qui au fond correspond à la vie de l’organisation. La vie de l’organisation, son fonctionnement, ses collaborateurs, ses clients, le contexte qui est créé et maintenu dans lequel cette vie prend place, c’est à dire la capacité de l’organisation à persévérer et se développer dans son être, le fameux Conatusde Spinoza, devrait être le premier objet de la stratégie.

Pour en savoir plus sur la stratégie, lire les articles suivants: Transformation: la vision, c’est l’opium des organisations, Redéfinir le concept de vision dans un monde incertain: la vision comme modèle mental. Voir également Vive l’idiotie! Principe de vie à l’usage des entrepreneurs, des managers et de tous les autres.

Sur les modèles mentaux, croyances constitutives de notre identité, sur la base desquels nous prenons nos décisions et sur leur rôle dans la transformation du monde, voir mon ouvrage Stratégie Modèle Mental co-écrit avec Béatrice Rousset.

Le discours de Steve Jobs (en anglais) est disponible ici. Regarder à partir de 2’50. L’ouvrage (en anglais également) de Richard Rumelt est Good strategy Bad strategy.

Le contributeur:

Philippe SilberzahnPhilippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.


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