De Paris à Kuala Lumpur, en passant par la Californie, « on ne peut plus vivre de ce job », ou alors difficilement. L’AFP est allée à la rencontre de travailleurs de la « gig economy », confrontés avec la pandémie à une précarité toujours plus grande. « Gig » ou « job », c’est ainsi que dans les années 1920, des musiciens de jazz désignaient une prestation rémunérée ponctuelle. Un siècle plus tard, la « gig economy » ou « économie à la tâche » fait vivre dans le monde des millions de personnes, en particulier des chauffeurs ou livreurs de repas, qui travaillent au gré des algorithmes d’Uber, Deliveroo ou autres plateformes.
En France, ne pas être « esclave » des algos
Wissem Inal, 32 ans, trapu, barbe naissante sur un visage rond, avale 700 kilomètres par semaine pour livrer à scooter des plats cuisinés en banlieue parisienne. Il travaille pour la plateforme Deliveroo depuis 2017, mais aussi d’autres comme Uber Eats et Stuart. Et livre six à dix commandes chaque soir, entre 18h et 23h. « En ce moment, avec le confinement, je sors 500 euros net par mois ». Wissem reconnaît avoir du mal à « voir le bon côté » de son emploi depuis quelques mois, critiquant le « flou » de l’algorithme de Deliveroo. « Une course peut valoir 6 euros le midi et la même 3 euros le soir. On ne peut plus vivre avec ce job, à moins de devenir des esclaves ».
Lui-même a rejoint le Collectif des livreurs autonomes parisiens (Clap), dédié à la défense d’auto-entrepreneurs comme lui. En 2018, le coursier a été victime d’une rupture des ligaments croisés après un accident lors d’une livraison. « Six mois de galère », pourtant il n’entend pas renoncer à travailler pour des plateformes. « Mais on doit être capables de se défendre ».
En Californie, « jongler » pour s’en sortir
Erica Mighetto a cessé de conduire pour Uber en mars. Il y a trois ans, pourtant, « la vie était belle », raconte cette femme enjouée, presque quadragénaire. Elle s’était lancée sur Lyft, le concurrent américain de Uber, le temps de retrouver un emploi de comptable -comme nombre de chauffeurs, qui essaient de gagner suffisamment d’argent pour passer à autre chose, sans y arriver. « Je choisissais mes horaires, mon fils venait de quitter le nid, j’avais ce sentiment de liberté retrouvée… ».
Habitante de Sacramento, elle passe régulièrement le week-end dans la baie de San Francisco, plus lucrative, quitte à dormir dans sa voiture ou dans un foyer à 25 dollars la nuit. Des 60 ou 80 dollars bruts de l’heure qu’elle pouvait gagner à San Francisco en 2017, il ne reste que 20 dollars en début d’année, moins de 10 en mars. Elle aussi dénonce les règles opaques des applications. « L’algorithme me connaît personnellement. Donc les offres de bonus sont taillées sur mesure en fonction de ce que je vais accepter, par exemple 350 dollars si je fais au moins 120 courses dans la semaine ».
Au printemps, Erica cesse de conduire pour se protéger du Covid-19. Elle se bat pour percevoir l’assurance versée aux salariés au chômage technique : 450 dollars par semaine, au lieu des 167 prévus pour les travailleurs indépendants. Elle a aussi reçu 600 dollars par semaine d’aide fédérale pendant quatre mois. Erica, qui a passé l’automne à clamer avec le groupe « Rideshare Drivers United » que les entreprises sont une « arnaque », n’a surtout pas digéré la défaite aux urnes. Le 3 novembre, les habitants de Californie ont voté à plus de 58% dans le sens d’Uber et Lyft, qui demandaient que les chauffeurs restent contractuels. Alors que l’Etat veut les obliger à les considérer comme des employés. Devon Gutekunst, Californien de 27 ans, livre des repas, notamment via la plateforme DoorDash -qui vient de lever plus de 3 milliards de dollars via une entrée en Bourse triomphale.
Son téléphone lui signale une course: « 5,50 dollars pour 4,6 miles (7,5 km) et ils veulent la livraison dans 30 minutes. Ca équivaut à 11 dollars de l’heure, c’est trop peu ». Lui s’est fixé un minimum de 18 dollars. Sa « stratégie »: être sélectif, se cantonner à l’ouest de Los Angeles et aux villes balnéaires chics de Marina Del Rey et Santa Monica. Et surtout « jongler » entre DoorDash et des applications concurrentes. Au plus fort du confinement en Californie, « entre mai et août, je gagnais bien, il y avait beaucoup plus d’activité. C’est un peu plus calme maintenant. Ou alors c’est qu’il y a trop de livreurs sur le marché ».
En Malaisie, 14 heure pour 27 dollars
Amal Fahmi, 24 ans, a l’oeil rivé à son téléphone mobile, plus précisément à l’application Grab de livraison, populaire en Asie du Sud-Est. Comme de très nombreux Malaisiens, il gagne sa vie en livrant à moto des repas, médicaments et emplettes dans la ville très animée de Petaling Jaya, en périphérie de la capitale Kuala Lumpur. Avant la pandémie, le jeune homme aux cheveux longs était chauffeur de VTC, aussi via Grab, à Johor, ville du sud du pays. « Je gagnais bien et facilement ma vie. Mais avec le virus, c’est devenu plus dur, beaucoup de gens ont perdu leur travail et mon revenu a baissé», explique-il, en attendant à l’extérieur d’un magasin que soit préparée sa commande, la neuvième qu’il livre ce jour-là.
Amal a donc quitté sa ville natale pour la capitale et ses environs, dans l’espoir d’y trouver plus de travail. Il gagne un peu plus de 700 dollars (américains) par mois, à condition de ne pas compter ses heures. Un peu plus tard dans la journée, il atteindra sa moyenne quotidienne – 27 dollars – au bout de quatorze heures de travail. « Regardez autour de moi, nous sommes si nombreux à faire de la livraison, cela devient difficile. » Amal, qui n’a pas de diplômes ou de qualifications, préfèrerait un emploi stable, mais il ne rejette pas tout en bloc: « Ce qui me motive, c’est que je suis mon propre patron… Je peux gérer mon temps et surtout, personne ne m’engueule ».